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J’ai vingt-et-un ans, je suis seule dans Paris, l’Amour vient de me filer entre les doigts.
Je plonge dans l’abîme de la solitude et m’y esquinte. J’use et abuse de mîmes et mimiques pour accrocher des coeurs que je jetterai demain matin comme les draps sales que j’envoie dans la panière. Je danse debout et couchée, tourne et tourbillonne à en perdre le nord, le sud, l’est et l’ouest, je suis désenchantée. Je n’ai pas encore l’électricité dans ma nouvelle demeure, je grignote des carottes crues assise au bout de mon lit! Le pathétique m’a dans sa ligne de mire : j’appelle au secours.
Assise à l’arrière d’une petite Fiat Punto cabossée, une mélodie s’échappe des hauts-parleurs qui grésillent. Au volant mon messie, celle qui pour me sortir de mon désarroi m’a - un soir d’automne - traînée dans une cave de Saint-Germain, noyer mon saoul dans un cocktail de rythmes latinos. Je tends l’oreille et me concentre sur les paroles :
«A force de trop penser,
Ses yeux commencent à fatiguer,
Nue, elle s’assoit pour fumer,
Elle a 25 ans,
Très envie de crier,
Et de sortir danser,
Dans les bras d’un inconnu,
Et dans les bras d’un autre inconnu,
...
Pourquoi s’effacent les précieux instants,
les journées où s’arrête le temps,
les nuits sans rêves,
les peurs ingénues,
qui parfois nous ont plues?
Pourquoi s’envolent les mots d’amour,
les matins, dans notre lit de velours,
où les pensées font une trêve?
Il faudra se cacher comme les autres.
Offre moi tes baisers brûlants,
Je sombre dans le manque et l’éloignement,
Peu importe ce que nous fîmes,
Même si tu m’aimes,
Tu m’oublieras,
Je trinque à toi, je trinque à moi»
Une mélodie, des paroles : une chanson.
Crier, danser, les bras d’un inconnu, puis d’un autre... Ne serais-je donc point la seule?
Oui je l’aime. Et je l’oublierai.
Trinquons!
Aujourd’hui une simple chanson, demain la bande originale de ma vie pendant des mois de reconstruction...
Ca tourne en boucle.
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J’ai vingt-deux ans, dans mon kayak rouge je nargue les vagues de la rivière Trishuli qui relie Kathmandou à Pokhara au Népal. C’est mon deuxième jour de navigation, nous sommes à mi-parcours. Mes bras sont gonflés de courbatures mais bientôt je serai au pied de l’Annapurna! Je glisse sur les rapides comme mon archet sur mon violon : c’est lisse et entrecoupé de rebonds.
Hier nous avons jeté l’ancre sur les berges du fleuve, chanté et dansé autour d’un feu de joie, puis invité quelques grains de sable à nous chatouiller les pieds dans le duvet! J’ai dormi à la belle étoile dans le lit de la rivière avec comme tapisserie l’ombre des montagnes et des passerelles qui se balancent d’une rive à l’autre. La pleine lune fit - ce soir-là - office de veilleuse.
A l’aube je fus réveillée par le soleil qui courtisait sa mie au sommet des cimes embrumées. Je trébuchai sur le sable et me laissai retomber sur un gros caillou, les pieds dans l’eau. Je me réchauffai le nez et les mains au dessus de ma tasse de thé, les yeux dans le brouillards, bercée par les flots.
Je saisis mon iPod pour écouter quelque mélodie entraînante dans l’espoir d’émerger de ce rêve éveillé. Le hasard fit que je tombai sur celle-ci : «25 años» de Raúl Paz. Je ne le savais pas encore mais la chanson s’incrustera dans ce décors pour me le rappeler à jamais.
Ca tourne en boucle.
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J’ai vingt-trois ans, je suis assise dans ce bus depuis mille ans! Elle est longue cette Panaméricaine... A trois heures l’océan, à neuf le désert : bienvenue au Pérou.
Depuis la Colombie je roule, et roule, et roule. J’ai fait quelques escales bien sûr.
J’ai diné à Cali et rêvé d’y danser. J’ai sautillé - un pied au Nord, un pied au Sud - sur la ligne de l’Equateur. Quelques kilomètre plus bas, j’ai frôlé le ciel au bord d’un cratère à cinq mille mètres d’altitude. On m’a roulé dans la farine à la frontière Péruvienne. J’ai pleuré de solitude dans la ville où on exécuta l’empereur Inca Atahualpa, d’émotion au milieu des ruines du Machu Pichu, et de douleur quand on me tatouait deux petites ouïes à la manière du violon d’Ingres dans une studette à Cusco.
Et depuis, je roule, et roule, et roule.
Le soleil se couche dans des draps roses et saumon, sur l’écume des vagues et les dunes de pierres grises du désert désabusé. C’est si beau!
Et dans mes oreilles...
«Regálama tus besos que queman que queman»
Ca tourne en boucle.
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J’ai vingt-quatre ans, je trône au sommet de la colline où mes hôtes nomades ont élu domicile au début de l’hiver. En face de moi s’étend la steppe Mongole à perte de vue, derrière, la yourte se dresse fière et immaculée. Mes doigts caressent la terre tandis que l’air dorlote mes joues. Les deux chiens me réchauffent les cuisses. J’ai posé mon stylo sur mon carnet ouvert et je m’offre à la terre. La Pacha Mama titille mes sens : le chant du vent dans la forêt, le reflet du soleil sur le lac au loin, l’odeur de la liberté, le gout du lait de yak et de brebis mélangé, la douceur de l’herbe sauvage...
La batterie de mon lecteur mp3 est une denrée rare et précieuse, je ne puis la recharger sur ces terres retirées. Mais je vis ma vie en musique, elle est l’écrin de mes souvenirs.
«Porque se van los pequeños momentos?»
...
Ca tourne en boucle.
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J’ai vingt-cinq ans, je suis de retours à Paris.
Ce soir je rencontre celui qui a rythmé mes épopées.
J’ai pris de la bouteille et de l’assurance mais saurai-je le remercier?
C’est sans compter le charme indéniable du personnage ; gosse de quarante printemps aux boucles espiègles et à la bouche en coin, qui pousse la chansonnette aussi simplement qu’un yaourt nature et aussi profondément qu’un ronronnement félin.
Il fallait que vous le sachiez, mesdemoiselles!
J’entends sa voix et je tremble, elle m’éjecte sans pincettes dans de lointaines contrées. Boulimie de souvenirs et d’émotions, comment le lui dire?
Je le salue maladroitement, j’en perds mon castillan mais l’essentiel est dit, je peux libérer ma mémoire le coeur léger - et trinquer à sa santé!
Voilà qu’il me fait signe de le suivre! Moi? Regard circulaire - oui, il semblerait... Accompagnée de quelques privilégiés je m’assied dans la loge, dans sa loge. Il est à cinquante centimètres avec sa guitare et ... il interprète la chanson qu’il n’a pu chanter sur scène, «ma» chanson.
25 años.
La boucle est bouclée!
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2 commentaires:
C'est beau, sincèrement ! Où bien, parce que sincère ça reste beau :)
Merci Bomokeur :)
Je pourrais écrire à peu près la même chose de "Sur les chemins de la bohème" avec d'autres images (au sens propre et figuré)...
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